HistoirePoignets liés. Lèvres et arcade ensanglantées. Pommette enflée et rehaussée d'un hématome conséquent. Les côtes extrêmement douloureuses. Il attend Zephan. Il attend. Depuis un moment maintenant. Enfermé dans cette pièce trop lumineuse à son goût. C'est qu'il a toujours préféré les ombres à la lumière. Peut-être est-ce dû à cette étrange pathologie qui l'empêche de distinguer la moindre couleur depuis sa naissance. Peut-être est-ce simplement juste parce qu'il y est davantage à l'aise. Peut-être. Maintenant il est là. Dans la lumière. Dans leur lumière à eux, les salopards de miliciens qui ont cogné encore, et encore. Juste pour le faire parler. Mais il n'a rien dit Zephan, rien. Rien sur le fait qu'on transmet ce savoir depuis des générations dans sa famille. Rien sur le fait que sa mère et son petit frère sont au courant et ont eux-mêmes ce savoir. Rien. Du. Tout. A tour de rôle, différents miliciens sont venus, ont cogné, puis sont repartis. Puis plus rien. Depuis combien de temps est-il là maintenant ? A quand remonte le dernier coup porté ? Quelle va être leur prochaine manœuvre pour tenter de le faire parler ? Question qui va avoir bientôt une réponse puisque la poignée est de nouveau enclenchée et que la porte s'ouvre sur le milicien qui l'a arrêté et interrogé en premier. Mâchoire crispée bien que douloureuse. Regard assassin de la part de Zephan.
T'auras rien enflure. T'auras rien. Et ça toise. Et ça fixe. Et ça ne cille pas. Et il sait, Zephan, que l'attitude déplaît au milicien. Il s'attend d'ailleurs à recevoir un autre coup mais rien ne vient. Étrange. Le milicien se contente de s'asseoir en face du jeune homme. Vingt-trois ans, c'est jeune non ? Oui et non. Dans ce monde, oui et non.
« Bien. Tu vas être envoyé à Reiver et t...
- Je crois pas non. »
Zephan le coupe. Le milicien n'apprécie pas. Ses poings se serrent mais Zephan ne lui laisse pas le temps d'en placer une.
« Je te vois venir avec tes grandes pompes trop cirées. J'irai pas à Reiver. Je ferai rien pour vous, pour le Dôme. Rien. Jamais. Je préfère crever. »
Parce qu'il a compris à l'instant où le milicien a parlé de Reiver. Ils veulent envoyer Zephan à l'avant-poste parce qu'ils veulent qu'il fabriquent des armes et des munitions pour la milice. Ils veulent l'utiliser lui et ses connaissances pour ça parce qu'il est le seul à savoir faire ça. A leur connaissance en tout cas. Ils n'ont pas besoin de savoir pour sa mère. Pour son petit frère. Et c'est là qu'il sourit, le milicien. D'un sourire qui fait froid dans le dos. D'un sourire qui fait froncer les sourcils de Zephan alors qu'un frisson très désagréable lui parcourt l'échine.
« Crois-tu que nous en doutions ? Ta vie ne compte pas pour toi. Ou, tout du moins, tu préfères la sacrifier plutôt que de rendre service au Dôme. On l'a bien compris. Mais qu'en est-il de leurs vies à eux ? »
Une pression sur la petite tablette qui est posée juste devant le milicien avant qu'il ne la glisse vers Zephan. Ses mains attachées se posent sur l'écran au même moment où son cœur manque un battement avant de s'accélérer de manière frénétique quand il voit les silhouettes de sa mère et de son frère. Un coup. Un autre. Sur son visage à elle. Puis sur son visage à lui. Et Zephan voit rouge. Au point de bondir par-dessus la table pour attraper le milicien par son col trop parfait. Il faudra deux autres miliciens et quelques coups pour le calmer. Mais finalement, ce seront surtout les mots prononcés qui vont le calmer.
« Si tu t'obstines, tu sais ce qui va leur arriver ! »
Alors forcément il arrête de se débattre Zephan. Il arrête. Les autres miliciens quittent la pièce, le laisse face à face avec l'autre. Zephan est assis au sol, le dos appuyé contre le mur. Son regard fixe un point dans le vide.
« Bien. Je pense que tu as compris les choix qui s'offrent à toi. »
Doucement, tout doucement, il relève son regard rempli de haine vers le milicien. Comme il voudrait pouvoir le tuer, lui exploser le visage sur cette table à laquelle il vient de se rasseoir.
« Soit tu collabores avec nous, tu acceptes d'être envoyé à Reiver et tu fais pour le Dôme ce que jusqu'à présent tu faisais contre le Dôme. Soit... » Il récupère la tablette et remontre les images à Zephan dont la vue est à présent brouillée par des larmes de rage. « Soit nous les exécutons tous les deux et nous t'enfermons dans une cellule où tu finiras tes jours en repensant à chaque seconde à leur mort dont TU seras le seul responsable. »
Non. Les véritables responsables ce sont eux. Lui. Tous. Et pourtant, voilà qu'il hoche la tête de haut en bas Zephan. Voilà qu'il accepte.
Quel autre choix a-t-il ?
◈
« Tu n'aurais pas dû faire ça... »
Quelques mots soufflés par sa mère d'une voix tremblante.
« Pourquoi ?
- Maman... »
Il n'a pas le temps pour des explications même s'il a envie de les lui donner.
« Tu feras attention à toi.
- Toi, tu feras attention à toi Zephan. C'est si dangereux là-bas...
- Maman, je vais être entouré de personnes armées jusqu'aux dents. Je risque rien. »
Mensonge éhonté. Peu importe. Il serre sa mère, lui embrasse le front avant de se tourner vers son petit frère duquel il s'approche. Il lui apparaît tout à coup plus grand. Peut-être parce qu'il sait que c'est la dernière fois qu'il le voit avant un long moment. Mais il savoure cet instant qu'on a bien voulu lui accorder avec sa famille avant qu'il soit envoyé à Reiver. Il a au moins réussi à négocier ça : ces adieux.
« Je vais faire quoi sans toi moi maintenant ?
- Tu vas te débrouiller. Tu te débrouilles toujours. »
Du haut de ses dix-sept ans il se débrouille toujours oui.
« Tu vas revenir ?
- Je sais pas.
- Pourquoi tu sais pas ?
- Parce que ça dépend pas de moi.
- Pourquoi t'as fait ça ? Tu savais ce que tu risquais.
- Je savais mais j'ai choisi. J'en paye le prix. Toi, tu fais pas le con d'accord ? Tu veilles sur maman.
- Toi aussi tu devais veiller sur elle... »
Reproche. Justifié dans un sens. Zephan détourne le regard et son petit frère pose un poing fermé contre le torse de son aîné.
« Tu vas me manquer.
- Toi aussi morveux. »
Et une étreinte fraternelle forte. Encore un baiser échangé avec sa mère et Zephan suit les miliciens. Il ne se retourne pas. Il ne préfère pas.
C'est mieux pour eux trois.
◈
La balle est tenue entre l'index et le pouce. Il l'observe avec attention. Elle est parfaite. Elles le sont toutes. Il soupire et la pose avec ses sœurs dans la boîte où elles sont rangées. Un regard en biais à son matériel et il range le tout avant de refermer la boîte qui contient la vingtaine de balles et de récupérer son sac. Quand la boîte sera donnée à qui de droit, il ira voir le Capitaine d'exploration pour lui demander l'autorisation de partir en expédition pour récupérer à nouveau du matériel. Demander l'autorisation... On peut dire que ça lui coûte. Que tout lui coûte à Zephan mais il n'a pas le choix. Tant que sa mère et son petit frère sont sous la surveillance de la milice au Dôme, il ne peut que faire ce qu'on lui demande et ce qu'on lui autorise. Qu'ils en profitent parce qu'un jour viendra où ce matériel qu'il planque à un endroit précis à chaque fois qu'il part en expédition lui servira. Un jour viendra où il pourra enfin leur faire tous regretter ce qu'ils ont fait et continuent de faire. Deux ans maintenant qu'il tient le coup, et il tiendra encore le temps qu'il faudra.
Le temps qu'il faudra.