Histoire
[Hécate est souvent représentée par un corps tricéphale, à tête de chien, de jument et de lion, elle est la déesse des carrefours et du lien entre les enfers, la terre et les cieux]Il n’existe pas de survie tout à fait volontaire en ce monde, mais le fruit incestueux de la fatalité et du libre arbitre. Un homme en tout point adapté pourra mourir foudroyé par un orage de passage tandis qu'un nourrisson aussi offensif qu’un nuage de coton y survivra. Et si l’homme n’avait pas déplacé les siens ce soir là ? Si l’enfant, c'était lui contorsionné à en fendre l'âme sa génitrice ? Mais chacun se tint, l’un dans le mouvement l’autre dans le silence. Et l'on sait bien que ce qui bouge au creux de la nuit, attire les l'attention de la grande faucheuse.
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[Chapitre 1 Les enfers : Le chien est un gardien, il hurle à la lune et chasse souvent la nuit. C’est pourquoi, dans de nombreuses sociétés, il a été associé à la mort.]Abrahïr était à la tête d’un petit groupe de survivants d’une dizaine d’âmes dont la moitié se composait de femmes, le quart d’enfants, et le reste d’hommes. Aucun d’eux n’était guerrier, et seul l’entraide les maintenait ainsi depuis 4 ans, vivotant tant bien que mal en évitant les clans ennemis sans le pouvoir tout à fait. Doués dans l’art du camouflage et du repérage à longue distance, piètre quand il s'agissait d'un combat au corps à corps.
Anya osait à peine regarder le petit corps rose qui s’agitait dans les draps jaune de poussière. Le verdict avait été sans appel. A un an, l’enfant ne révélait aucune particularité, aucun don. Il devait être éliminé. La guerrière Mantis avait toujours suivi les règles, haïssant les hommes plus que tout, se rompant à l’art du combat jusqu’à la corde. Mais il y a neuf mois, sa foi religieuse avait été émaillée. Pour la survie du clan, les femmes Mantis se devaient de s’accoupler à des mâles de passage, si possible dotés de pouvoir. Se voir obligée de subir un tel sordide rituel l’avait révulsée, tout autant que la chose qui grandissait en elle. Et maintenant qu’elle avait expulsé d’elle-même ce virus, qu’on lui donnait tous les droits de le détruire, elle hésitait.
Le regard d’un bleu profond se posa sur elle, vitreux, comme accaparé par un autre monde et elle attrapa sans ménagement la petite créature pour l’emmener hors du campement. Les pleurs du nourrisson remué se propagèrent comme une onde de choc dans le silence et la fraicheur glaciale de la nuit.
Le clan d’Abrahïr se mut en silence dans le crépuscule. De jour, il était quasi impossible de ne pas se faire repérer dans cette étendue désertique qu’étaient les grandes plaines du continent intérieur. De nuit, les températures chutaient drastiquement et mieux valaient ne pas avoir oublié sa doublure. Leur objectif était simple, s’éloigner des clans qu’ils avaient repérés la veille et se rapprocher du littoral, au climat et à la faune plus clémente.
Un an qu’elle maintenait ce petit être, 12 mois qu’elle la conduisait à son sein et la protégeait des bourrasques de sable et des pluies torrentielles. 365 jours qu’elle assumait sa tâche à reculons et que par miracle, l’enfant vivait toujours. Puis un beau matin, tout cela c’était arrêté. Après avoir protégé sa progéniture du monde, elle devait le lui livrer, nu, innocent, inadapté, voué à une mort certaine. Tout aurait été plus simple s’il s’était agit d’un garçon, il serait mort bien plus tôt.
Anya ne sut combien de temps elle avait marché pour s’éloigner du campement des Mantis mais elle s’arrêta à ce qui ressemblait dans ce monde apocalyptique, à un carrefour. La piste rocailleuse s’ouvrait sur l’horizon, léchant le bas des montagnes tandis qu’une orée de bois se dessinait à l’angle opposé et que derrière elle, la route sablonneuse remontait vers le continent. Elle posa l’enfant étonnement calme au sol, et sortit sa lame. Sur le fil de son arme, de larges gouttes de pluie se mirent à tomber.
Abrahïr leva les yeux au ciel. Plus ils quittaient les terres et plus l’atmosphère se faisait humide. Alors qu’il levait son bâton pour faire stopper sa troupe, et que la lame d’une guerrière Mantis s’élevait dans les airs, un éclair transperça le ciel, agrippant les seuls points d’attache visibles dans cette immensité sableuse hésitant entre un bâton de noyer noueux et la rigidité sèche d’une baguette de chêne aiguisée d’une lame… Et avala goulument le bois tendre du noyer et l’humain qui avait eu la folie de s’y attacher.
La mantis retint son coup, ses yeux éblouis par l’éclair venu s’abattre sur la langue rocheuse en hauteur de sa situation. La lumière éclaboussa la nuit et elle repéra sans mal le groupe d’humains tout droit mu dans sa direction. Haletante, la guerrière resta suspendue, comme touchée par une peur mystique et séculaire venue du fond des âges. Sous elle l’enfant s’était remise à pleurer sous l’incroyable tonnerre qui s’était ensuivit. Fermant les yeux la mantis abattit sa lame et les cris redoublèrent.
Comme en échos, les cordes vocales du groupe resté sur la colline lui répondirent. Autour du corps carbonisé de leur leader, une femme se releva la première les pleurs du bébé alertant ses pensées. Dévalant la colline sans que personne ne puisse ni ne songe à l’arrêter, elle prit le sentier rocailleux et quelques minutes après tomba sur l’enfant ensanglanté, une profonde entaille au niveau de l’omoplate, pas mortelle cependant…
La fillette caressa le la demi lune sur son omoplate. Large comme une paume, elle avait entaillé ses chairs de nourrisson, meurtrissant ses muscles lui laissant un bras droit faible pouvant à peine soulever une plume. Son clan d’accueil lui avait raconté mille fois l’histoire de cette nuit d’orage et de larmes. Abandonnée ou seule rescapée d’une escarmouche étaient les deux seuls scénarios d’après eux. Pourtant, la fillette fourmillait d’autres théories bien plus croustillantes et racontait une version différente presque à chaque matin. La vie sur le littoral s’avérait aussi si ce n’est plus compliqué encore pour le clan du feu Abrahïr. L’attrait d’une nourriture abondante, d’un temps plus clément, n’avait pas fait d’eux les seules âmes réfléchies. Les plus pacifistes sans doute. Le groupe ne tarda pas à subir des attaques, violentes, sanglantes. Qui les obligea à ne plus seulement se camoufler mais à se battre. Mal dans un premier temps, puis mieux, à peine pour ne pas mourir à chaque rencontre moribonde.
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[Chapitre 2 La terre : Le cheval blanc est souvent associé à des rituels impliquant son sacrifice]Les survivants à l’extérieur n’étaient cependant pas tous hostiles. A l’aube de son 15e anniversaire, alors même qu’à plusieurs kilomètres de là se créait un campement de fortune qui deviendrait bientôt Steros, Hécate et son clan, d’une dizaine de vagabonds, rencontrèrent ceux qu’on surnommait les décolorés. On les disait venus du cœur de la montagne d’Aghia. Et que vivre dans les tréfonds de ses entrailles les avait rendu aussi clairs que la lune, leurs yeux aussi pâles que les glaciers. Pacifistes, on les affublaient de pouvoirs mystiques, et peut-être l’étaient-ils. Toujours est-il que ce peuple étrange rencontra celui d’Hécate et que rapidement, les deux groupes n’en firent qu’un. Chacun apprenant de l’autre. L’art de se rendre invisible contre l’art des plantes comestibles. Les rudiments du combat contre les poisons de toutes sortes.
Kamar plu tout de suite à Hécate, et sans doute l’inverse fut vrai. Il était aussi silencieux qu’elle était bavarde, aussi calme qu’elle était énergique et il lui apprit bien plus que le langage des plantes.
Neuf ans qu’ils vivaient ainsi. Avec la montée en puissance d’Hélion et de sa sœur maudite Reiver, les survivants avaient décidé de traverser le fleuve vers la montagne d’Aghia. Vivant à ses pieds dans les forêts de pin, ils étaient sans doute les seuls à ne pas se précipiter vers les refuges que miroitaient le dôme ou encore le campement de Steros, connu de tous à présent.
« A Hélion ou à sa chienne de garde, ils nous traiteront de résidus ou de vermine. » avait craché la leader et mère adoptive d’Hécate d’un ton sans appel qui avait fait l’approbation de tous.
La main de Kamar parcouru le dos de sa femme jusqu’au creux de ses reins et s’y logea, la gardant tout contre lui. La tente de fortune au dessus d’eux était immobile, le monde à l’extérieur retenait son souffle, buvant ce moment comme s’il s’était agit du dernier. Incroyablement muette, Hécate goutait à l’extase du plaisir assouvi, les yeux dans le vague. Cela faisait plus d’un an qu’ils n’avaient pas été attaqués, ou n’avaient dû se cacher. Des mois qu’ils profitaient des quelques rares pousses qu’ils avaient réussi à planter dans un sol aussi acide qu’une pinède.
« Nous l’avons créé notre dôme… » Comme en échos à ses pensées, les paroles de son époux firent sourire Hécate. Elle le soupçonnait de lire dans les esprits. Bien qu’il ait toujours démenti et que le sujet n’ait été évoqué qu’avec humour, ce n’était pas seulement ses émotions qu’il était capable de déchiffrer, mais bien celles de tous ceux qui avaient un jour croisé sa route. Etirant son buste sous les caresses de son amant elle se redressa et se vêtit avec une nonchalance toute calculée.
« Bah il va pas s’entret’nir tout seul ton dôme s’tu veux mon avis ! » laissa t-elle échapper tout en lui balançant ses propres vêtements.
Elle traçait les sillons d’une nouvelle parcelle lorsqu’ils attaquèrent. Son bras droit la faisait moins souffrir que par le passé et elle pouvait le mouvoir à sa guise, sans pour autant compter sur lui plus que de mesure. Le premier assaillant, vêtu comme un soldat aguerri la surpris tant qu’elle leva un bras droit inutile avant d’être rudement jetée au sol. Le reste de la troupe déboucha dans le campement créant la panique. Nombreux, trop nombreux, trop armés. La tête bourdonnante, Hécate tenta de se relever dans une atmosphère paniquée, perdit l’équilibre, vit passer devant ses yeux des hommes enchainés, bâillonnés. Mais pas n’importe lesquels… les décolorés, seulement les décolorés… L’attaque rapide, méthodique, passa en un éclair. Hurlant à pleins poumons elle sentit une poigne ferme lui enserrer la taille, tâter son crâne.
« Kamar » Mais ce n’était pas lui. Sa mère adoptive essuya la larme traitresse et serra ses mains dans les siennes.
La suite Hécate le vécut comme un cauchemar éveillé. Les survivants se regroupèrent. Tous vivants. Avec seules quelques ecchymoses. Et la décision fut prise. Déraisonnée. Retrouver les leurs. Pourchasser les soldats jusqu’à leur mettre la main dessus. Ce qu’ils firent. A peine un jour plus tard alors que leurs assaillants perdaient du temps en tentant de rejoindre l’autre rive. Mauvais connaisseurs du fleuve et de ses rapides, ils y restèrent bloqués, et ce fut l’occasion pour les survivants de rattraper leur retard et de comprendre qu’ils se dirigeaient vers Hélion. Ils décidèrent d’attaquer, et ce fut un carnage. Envers un groupe vagabond comme le leur ils auraient eu une chance, contre des soldats surentrainés, aucune. Armée de sa pioche, Hécate et quelques autres réussirent à se frayer un passage jusqu’à la ligne des prisonniers. Libérant les premiers, et parmi eux Kamar. Dans leur combat perdu d’avance, elle vit les siens tomber. Si les soldats tuaient, ils épargnaient aussi, comme des machines qui comprennent qu'il y a plus de temps à gagner en fuyant avec ce qu'il reste plutôt que de détruire la moindre escarcelle de vie.
« Ne les laisse pas me prendre Hécate… » Les doigts de Kamar s’étaient refermés sur son poignet, l’agrippant fermement alors qu’il chutait au sol, grièvement blessé.
*Ne les laisse pas me prendre…* ses mots avaient glissé dans sa tête, Hécate en était persuadée. Ou était-ce le combat ? Les coups ? La fatigue ? La peur ? La mort ? Et dans ses mains un couteau, et sur ses paumes le sang, et son esprit qui s’échappait. Son corps tomba dans la vase molle, la terre fertile des bords du fleuve. Et ceux qui vinrent les trouvèrent là dans un champ de cadavre et de vivants.
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[Chapitre 3 Les cieux : Le lion est un symbole de résurrection dont le regard scrute en permanence l'horizon où le soleil se lève.]Huit ans qu’elle vivait à Steros. Et bien que la tuerie et la mort de son époux aient laissé en elle une marque indélébile, Hécate s’était refusée à sombrer dans la dépression. Son chagrin, et le deuil de la quasi totalité de ceux qu’elle avait connu s’était muée en une haine farouche pour Hélion et son bastion. Haine que le guide avait senti et sans en avoir l’air, attisé. Mais également en un désir de vivre bien plus fort, et avec lui celui de protéger tout ceux qu’elle pourrait.
Sauvés par les hommes de Steros, à quelques kilomètres de là, ils ne l’avaient pas regretté une seconde. Hécate et les trois survivants de l’attaque avaient su par leurs connaissances des plantes et du camouflage, apporter de précieuses compétences à Steros. Hécate s’était alors vouée corps et âme à l’obtention d’un potager digne de ce nom. Après avoir réussi à faire pousser des patates dans un champ d’aiguilles de pin, renouveler l’exploit dans une terre bien plus fertile de plaine ne devait pas être sorcier. Son binôme cessa au bout de quelques années de faire les rapports réguliers qu’Hécate soupçonnait, et le campement devint sa demeure pour de bon. Plus sûr, plus précieux qu’elle ne l’aurait imaginé dans toute sa vie de vagabonde.