HistoireL’artère m’explosa littéralement au visage. La giclée de sang poisseux m’aveugla, répandant au passage son écœurant goût métallique dans ma bouche entrouverte. D’un coup de pied rageur, je cassai l’un des pieds de la table branlante qui fit choir le corps à terre. Un haut le cœur, un spasme, et je dégobillai ce qui semblait être un reste de repas avalé deux jours auparavant. Mélangé au sang de la dépouille, j’avais créé une véritable œuvre d’art. Du moins, ça ressemblait à ce qu’ils appelaient des « tableaux » dans les anciens temps. Des gens perchés, qui n’avaient aucune conscience de la vie réelle. Je m’éloignai d’un pas las, me demandant si un jour ils allaient enfin comprendre qui j’étais réellement. Ou plutôt, si « il » allait comprendre. Il me prenait pour sa rebouteuse attitrée, là pour recoudre des chairs ensanglantées en espérant pouvoir s’en resservir pour amuser la galerie.
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De toutes les personnes que j’ai pu rencontrer au cours de mes pérégrinations ou encore durant les combats d’arènes, aucune ne savait réellement quelle était la clef de la survie. La plupart cherchaient à forger des camps si puissants qu’ils en oubliaient la farouche organisation que cela pouvait nécessiter. Unir hommes et femmes n’était pas chose aisée. Survivre l’était encore moins. Vivre était impossible. Du moins, en dehors des murs de l’antre visiblement ultra sécurisée que formait Helion. A condition de ne pas s’en faire expulser. A mon sens, la véritable clef de la survie était la conquête. Agresser avant de se faire agresser. Dans ce genre de monde, ce sont les méchants qui ont le dernier mot.
J’ai grandi au sein d’un clan aux aspirations douteuses. Mon père en était le chef, un type costaud à l’allure farouche, couvert de cicatrices et doté de cheveux noirs de jais. Les perles obsidiennes qui lui servaient de pupilles fixaient ses adversaires avec une voracité sans faille. Mesurant un bon deux mètres forgé dans le muscle, il impressionnait tant que peu cherchaient à résister. Ma famille, des esclavagistes. Ou plutôt, de braves personnes qui offraient le gite contre un peu de savoir martial. Enfin ça, c’est ce que ma mère s’est tuée à me répéter durant toute mon enfance. Mais même gamine, je n’étais pas dupe. Nous kidnappions des voyageurs perdus ou conquérions quelques faibles camps pour réduire leurs membres à de simples morceaux de viande. Des gladiateurs. Livrés à eux-mêmes dans l’arène, exécutés s’ils cherchaient à s’enfuir ou même déroger à la règle. Affamés. Traités comme des bêtes.
Dans la tête de mon père, ma destinée était toute tracée. Il me fit apprendre à lire, tout comme il l’avait déjà fait avec mes deux frères ainés. Eux étaient devenus de solides combattants et partaient quotidiennement à la recherche de nouvelles recrues. Quant à moi, je dus apprendre l’anatomie humaine au travers de différents ouvrages plus ou moins ravagés par les années et les intempéries ainsi que dans les cadavres qui s’amoncelaient régulièrement. En revanche, il m’apprit personnellement les rudiments du combat. Même s’il ne comptait pas m’envoyer au front comme mes frères, il estimait que tous ceux sous ses ordres se devaient d’avoir quelques connaissances de base du combat. Et envers sa fille, il fut intransigeant. Il voulait me rendre aussi résistante que le roc. Si bien qu’un jour, il me cassa un bras. A chaque gémissement, je me pris une claque qui me clouait au sol tant la douleur était intense. Ne pas montrer sa faiblesse. Seulement sa force. Au bout d’une dizaine de baffe et la bouche carmine, je réussis à me tenir debout, le regard vissé dans le sien. La colère semblait m’étouffer mais je fis de mon mieux pour ne rien laisser paraître, le bras pendouillant le long de mon cœur comme une branche morte. Seulement mon regard d’adolescente de treize ans, insolent, prête à tuer cet être que je détestais par-dessus tout.
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Je jetai un coup d’œil rapide au cadavre en devenir qui jonchait le sol en poussant des bruits indescriptibles. La blessure qu’il avait reçu était située bien trop près du cœur pour que je puisse y faire quoi que ce soit. A peine ma lame approchée pour essayer d’y voir plus clair qu’elle avait rompu. Las, j’appelai l’un des esclaves du camp pour qu’il vienne s’occuper de ça. Quelques ordres rapides et je partis de cet enfer ensanglanté. En réalité, j’aimais l’odeur du sang, sa texture, sa sensation sous mes doigts nus. Toute ma vie avait été bercée autour de cette thématique. Le doux cliquetis du métal parvint à mes oreilles. Je m’avançai d’un pas nonchalant vers l’arène afin de prendre place parmi mes congénères. Ils exultaient. La tatouée se battait encore. Elle était la favorite de mon père et l’était devenue pour tous les autres également. Je la voyais depuis quelques années, toujours en vie. J’eus quelques fois à panser ses blessures dans un profond mutisme. Je n’étais pas en confiance avec elle. Je savais qu’une seule erreur de ma part et s’en était fini de moi malgré mes solides compétences en combat. Enfin, à condition que l’on omette de l’attacher à la table dédiée à cet effet.
De manière incompréhensible, je ressentais presque de la sympathie à son encontre. Elle était celle qui était restée le plus longtemps parmi les esclaves, quelques années au compteur tout de même. Je ne connaissais rien d’elle. Elle m’avait marquée la première fois que je l’avais vue au milieu de l’arène, déchainée comme une lionne, s’accrochant à la vie comme elle le pouvait. Ce jour-là, elle avait encore vaincu, indemne. Suite à ce combat, mon père était venu me voir. Les nouvelles allaient vite. Vu son air enragé, il n’était pas heureux que je n’avais pas réussi à sauver son second petit « protégé ». Il m’en colla une devant tout le monde, avant de m’agripper par les cheveux pour m’amener dans ce qui lui faisait office de salle de réunion. Une fois de plus, je sentis les coups se déchainer sur mon corps. Je tins bon, l’habitude me direz-vous. Et encore, son excuse était de m’endurcir. Mais c’était la fois de trop. Je savais que je ne faisais pas le poids et cela m’empêchait de me rebeller. Je ne rêvais que d’une chose depuis des années, c’était m’enfuir. Je savais pourtant que sa protection et ma condition étaient meilleures que toutes celles que j’aurais pu trouver ailleurs, mais je sentais au fond de moi qu’il fallait que je parte.
Je pris mon bo que j’accrochai à mon dos, comme à mon habitude. Je n’avais pas le droit de tuer malgré l’envie presque irrésistible que mes pulsions de mon corps m’envoyaient à chaque fois que je venais à me battre contre un esclave récalcitrant. Jamais je n’avais pu sortir du camp. Et pourtant, cette nuit-là, j’allais fuir dans un univers où je n’avais naguère mis les pieds en une vingtaine d’années d’existence. Toutefois, je ne comptais partir seule. Allez savoir pourquoi, mais mes pas me guidèrent là où une partie des esclaves étaient enchainés. La plupart me connaissaient pour les avoir soignés et ne me portaient pas dans leur cœur. D’une, je faisais partie du groupe de tortionnaires. De deux, la plupart auraient préféré mourir. De trois, je n’avais que faire de la douleur que je pouvais leur procurer. Ceux qui étaient encore éveillés tressautèrent, faisant cliqueter les chaines dans l’espoir qu’elles lâchent afin de venir m’étranger. J’étais seule. Avec eux. De puissants guerriers capables d’affronter l’arène et de s’en sortir en vie. Je ne saurais conter pourquoi j’eus cette pulsion. D’une main assurée, je défis les chaînes de celle qui se faisait appeler Kaliska.
Dans un silence mortuaire, nous prîmes la direction de la sortie. Je connaissais le camp par cœur ainsi que les rondes des soldats. Personne ne devait croiser notre route. Mon père nous entrava la route, visiblement décidé à me coller une rouste dont je risquais de me rappeler pendant fort longtemps. Je m’apprêtais, pour la première fois de ma vie, à riposter. Je préférais encore mourir que rester ici. Je ne supportais plus la douleur qui m’était infligée ni de n’avoir jamais pu faire mes propres choix. Les poings et les dents serrés, j’allais saisir mon bâton dans l’espoir d’assener à mon paternel un coup suffisamment puissant dans la tempe afin de le laisser sur le carreau le temps nécessaire à notre fuite. Les yeux écarquillés, je me rendis compte qu’il était déjà à terre. Mort. Ma compagne de voyage était évidemment bien plus dangereuse que ce qui était escompté et je m’apprêtais à subir le même sort.
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Notre périple ne fut pas tout rose. A ma grande surprise, les coups reçus durant de nombreuses années étaient probablement la raison pour laquelle je respirais encore. J’étais devenue très résistante à toute agression extérieure et l’environnement n’était pas propice à de la farniente en plein soleil, les doigts de pied en éventail. Je crus à notre perte lorsque l’on rencontra pour la première fois des individus de Steros. Je connaissais cet endroit de réputation, comme la plupart de mes connaissances. Certains esclaves étaient antipathiques tandis que d’autres avaient besoin de parler. Même s’il ne s’agissait pas réellement d’un échange, j’avais écouté avec attention tout ce qui m’avait été raconté. Mon jeune âge devait probablement m’offrir une attitude sympathique. Trois hommes nous encerclaient. L’un portait une large épée alors que les autres nous tenaient en joue de leurs arcs bandés. Un faux pas et s’en était fini. Le guerrier prit la parole, contre toute attente. Regardant du coin de l’œil Kaliska, je me rendis compte qu’elle était prête à foncer dans le tas. Nous n’avions qu’un bien maigre espoir. Je pris la parole à mon tour, répondant prudemment à ses questions en omettant nos origines. Nous n’étions que des survivantes, vaquant qu’un camp à l’autre.
Ce fut ainsi que nous sommes atterris à Steros. Un style de vie qui m’était agréable et qui me permis de découvrir d’autres traits de ma personnalités qui n’étaient pas uniquement liés à la violence et au sang. Le métier que l’on m’assigna n’était pas franchement différent de celui que j’occupais depuis l’enfance puisque l’on me demanda de soigner les personnes blessées et malades. Au moins, je ne me retrouvais pas recouverte de sang à chaque instant de la journée, ni rouée de coups. Tant que nous restions dans les règles, tout se passerait bien... Si les débuts avec mon binôme ne furent pas évident, je parvins à m’acclimater rapidement à ce style de vie. Je souhaitais n’en faire qu’à ma tête mais je compris rapidement qu’il valait mieux pour ma survie que je fasse profil bas. L’extérieur ne m’était pas détestable, cependant il existait une grande différence entre avoir un toit sur sa tête tout en pouvant aller y goûter de temps à autres et errer comme des âmes en peine en se demandant si nos yeux desséchés allaient pouvoir revoir l’aube poindre à l’horizon.