HistoireLe vent qui soufflait n’était pourtant jamais un bon présage ; il apportait son lot de morts et on n’y pouvait rien changer. Mais pour Thadée, c’était un memento précieux et il chérissait le sifflement qui venait jusqu’à ses oreilles. Doucement, il ouvrit les yeux. Au-dessus de sa tête pendaient des peaux mal accrochées aux poutres bancales de la cabane. Elles bougeaient, et le frisson qui le secoua suffit à le sortir du lit pour vérifier qu’une fenêtre ne soit pas ouverte. Il souffla. Sans prendre la peine de passer par l’échelle qui reposait contre la suspente, il sauta assez gauchement à l’étage du dessous, manquant de se tordre une cheville par la même occasion.
« Merde ! »Un regard circulaire dans la pièce lui apprit tout de suite ce qui n’allait pas. La porte de la cabane était grande ouverte, et dehors, les branches du gros arbre mort se secouaient dangereusement. Il plissa les yeux, mais ne vit rien d’autre. Il se tourna. Sur la pointe des pieds, Thadée tenta de voir la seconde silhouette qui aurait dû se trouver endormie dans le lit. Mais ne voyant rien, il se tourna à nouveau vers la porte. Hal était sorti. Encore. Pourquoi faire, ça il se gardait bien de lui demander. Il avait l’air tellement triste chaque fois qu’il revenait… Il n’aurait pas voulu risquer de lui faire encore plus de peine. En quelques pas, il passa la porte. Il faisait vraiment froid, c’en était presque désagréable. Il croisa les bras. Ce geste machinal lui donnait plus l’idée de pouvoir se réchauffer qu’une véritable chaleur, deux bras, c’est trop peu pour se couper du vent. Le ciel était plus clair à l’horizon. Il devait donc être très tôt. Depuis combien de temps Hal s’était éclipsé ? Comme à chaque fois que quelque chose le tracassait sans qu’il ne puisse avoir de réponse, Thadée fit grincer ses dents. Le bruit répétitif et la vibration produite sur sa mâchoire l’empêchait de trop se perdre dans de mauvaises pensées. Une boule chaude se collant à son mollet lui fit baisser les yeux. Le chat zigzaguait entre ses jambes. Lui aussi semblait chercher Hal. Ce n’était pas une bonne situation ; demain, il lui en parlerait.
La sensation de quelqu’un s’asseyant à côté de lui tira Thadée du sommeil pour la seconde fois. Il ouvrit péniblement les yeux, pour les refermer aussitôt et tirer vivement le drap sur son visage. Il poussa un grognement mécontent. A côté de lui, un rire doux. Il se détendit légèrement.
« Tient, » souffla la voix,
« mets tes lunettes. »Une main se glissa sous le drap, tenant une monture aux verres sombres. Thadée l’attrapa vivement et l’enfila avant de repousser le drap. Puis s’assurant que la lumière du jour ne lui brûlait plus les yeux, il soupira longuement.
« Tu oublies à chaque fois, hein ? »Ses yeux fixaient les peaux qui remuaient toujours – Hal n’avait pas dû fermer la porte – et il n’osait pas tourner la tête vers son amant. Un mélange de colère et de soulagement lui nouait la gorge. Ce n’était pas un cocktail des plus agréables au réveil… Finalement, Hal se leva et fit quelques pas pour rejoindre l’échelle. Thadée déglutit. Par où commencer ? Il n’avait pas dit un mot, alors Hal devait savoir qu’il était fâché. Mais il n’avait pas tenté de s’expliquer cette fois. Peut-être que c’était mauvais signe. Non, il ne fallait pas penser ça. De toute manière, ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre. Hal chassait, mais c’était bien la seule chose qu’il savait faire sans manquer de se tuer, ou de déclencher un feu. Et puis ils avaient le chat, si Hal partait, qui garderait le chat ? Il était préférable de couper court aux interrogations stériles pour le moment. Il rejeta le drap a ses pieds, et attrapant une large veste en peau, il s’enroula dedans avant de descendre à son tour. Hal s’était accroupi près du feu – lequel ne servait pas à grand-chose puisqu’en effet la porte était toujours ouverte – et il s’évertuait à polir la lame de sa lance. Sur la table, ce qui ressemblait à un gros serpent trempait dans une bassine d’eau étrangement sombre. Au moins, Thadée se sentait rassuré de savoir qu’il était sorti armé. Mais ce n’était pas suffisant pour juste passer à autre chose. Alors comme il ne savait pas comment parler, il dit simplement :
tu es sorti cette nuit, un peu laconiquement, entre la question et le reproche, sans vraiment se fixer de position. Hal arrêta la course de sa main une seconde comme suspendant son geste dans le temps. Puis il reprit. Sans répondre. Après tout, c’était avant tout une affirmation. Thadée aurait pu s’asseoir. Il aurait pu aller cuisiner quelque chose, ou même se rapprocher de Hal pour le prendre dans ses bras. Tout pour couper court à cette future dispute. Mais il n’en fit rien, restant planté là à laisser l’air se charger d’une tension trop lourde.
« Tu es toujours resté là, Tad, j’ai besoin d’être sûr. Dehors, il faut bouger pour survivre. »Un temps. Thadée ne s’était pas attendu à ça. Habituellement, Hal évitait le sujet.
Avant. Ce qu’était la vie avant qu’ils ne suivent le même chemin. Il ne savait pas grand-chose de ce qui l’avait mené à être étendu nu et inconscient sur la rive du lac. Ce qui était sûr c’est qu’il venait d’un endroit avec beaucoup de monde, et qu’il s’était enfui. Il avait marché des années, et possédait un « livre » qui était plus précieux que tout pour lui. Plus que le chat, plus que Thadée il en était certain. Et lui, la cabane, c’était tout ce qu’il connaissait. Il avait peu de souvenirs de la route avec ses parents. Il savait qu’ils avaient marché eux aussi. Mais la cabane était arrivée assez vite. La forêt c’était dangereux, mais au moins c’était quelque chose.
Crever pour crever, son père disait,
on crèvera chez nous. Thadée n’était pas certain de quelle vie était la plus à envier. Mais en tout cas, il arrivait un peu mieux à comprendre. Hal avait juste peur. Peur que quelque chose arrive. Après tout, ils n’étaient pas à l’abris de tout ; des radiations, d’un groupe armé, d’une bête sauvage. Et sans Josefine et Alice, ils se défendraient plus difficilement.
« Je ne vais pas arrêter de sortir. Tu dois t’y faire. »Il fronça les sourcils. Il n’aimait pas quand Hal lui parlait aussi froidement. Il se racla la gorge et croisa les bras sur son torse, boudeur. La situation l’agaçait. Il avait compris, après tout ! Il n’avait rien dit. Peut-être qu’il aurait dû réagir tout de suite. Pour autant, il n’appréciait pas le ton employé.
« Hé, j’avais pigé. » il grogna sans parvenir à se retenir.
Hal coupa à nouveau son geste et releva un regard outré vers Thadée. Ils s’affrontèrent du regard une seconde – combat silencieux qui fut brisé par l’interruption opportune d’un long miaulement de détresse. Les deux hommes se mirent à chercher l’animal des yeux en même temps. Ils le trouvèrent les fesses vissées à côté de sa gamelle visiblement trop vide à son goût. Ils échangèrent un regard, qui se mua en sourire attendri.
« Mais oui tu auras ta part. »Thadée se pencha pour faire une caresse sur la tête du félin. En se relevant, Hal s’était rapproché. Un peu trop. Il recula, pensant lui laisser de la place. Mais il continua à se rapprocher jusqu’à ce que Tad soit collé à la table. Le plateau contre ses cuisses, il posa ses deux mains sur le bois froid, laissant son amant s’approcher si près qu’il pouvait sentir son souffle sur sa peau.
« Arrête ça. Je ne vais pas m’envoler. »Il soutint son regard. Il ne voulait pas lui faire de peine, mais pas non plus se laisser marcher sur les pieds.
« Préviens-moi, au moins. S’il t’arrive quelque chose… »« Je sais me défendre, Tadeusz. »Le brun esquissa un sourire amusé. Quand Hal disait son
vrai prénom, il trouvait ça terriblement sexy. Il avait du mal à le prononcer, ça lui donnait un petit air d’enfant qui apprend à parler. Généralement, il sortait cette carte là pour se faire pardonner une bêtise. Ou quand il voulait…
Bref.
« Kocham cie. » souffla Thadée.
Hal plissa ses yeux clairs un instant, pour chercher dans sa mémoire ce que ça pouvait bien vouloir dire. Puis sa mémoire revenant, son visage s’illumina d’un sourire de triomphe et il pressa ses lèvres contre celles de Tad.
« Je t’aime aussi. Pas quand tu boudes. »Puis sans plus de transition il tira un carré de tissu de sa poche.
« C’est de quelle couleur, ça ? »« Bleu ? » suggéra Thadée.
Après un ricanement, Hal tendit un nouveau morceau d’étoffe et demanda à nouveau :
« Tu vois quelle couleur ? »« Bleu aussi. » répondit l’autre docilement. Mais devant l’hilarité de son ami, il se doutait bien que ce n’était pas la bonne réponse. Un peu gêné, un peu vexé, il ajouta en grognant :
« Je ne comprends pas, Hal, tu sais que je ne vois pas les couleurs. Pourquoi tu me demandes encore ? »L’interpelé secoua la tête. Puis affichant un sourire attendri, il se repencha vers Thadée pour l’embrasser.
« Je trouve que c’est mignon, c’est tout. »Et il s’assit, son vieux livre ouvert devant lui. Ce livre, c’était la seule chose qu’il avait avec lui quand Thadée l’avait trouvé au bord du Lac, inconscient. Littéralement. Heureusement que Josefine et Alice avaient apporté des peaux de la cabane, sinon le pauvre serait sans doute mort de froid. Ils l’avaient porté jusque chez eux, et l’avaient soigné pendant plusieurs jours sans savoir s’il s’en sortirait. Un jour, les filles étaient parties chercher des herbes pour tenter de fabriquer un remède, mais elles n’étaient jamais revenues. Hal avait fini par se réveiller, et la première chose qu’il avait réclamé, c’était ce livre. Un gros morceau de carton foncé, avec des traits sur le dessus et même à l’intérieur, partout sur les feuilles. Thadée n’avait jamais vu de « livre » avant. Hal lui avait expliqué. Les feuilles, c’était des pages. Et les traits, on appelait ça des lettres. Les lettres formaient des mots, et ces mots, c’était comme des dessins de ce que l’on disait en parlant. L’idée avait toujours beaucoup plu à Thadée. Hal pouvait passer de longues heures à regarder ces pages, parfois juste une seule, et de temps en temps il articulait des sons en suivant les lettres du bout du doigt. Ça avait l’air d’être un exercice très difficile, vu le temps que ça lui prenait, et la difficulté avec laquelle il alignait deux sons…
« Viens par-là, » demanda Hal, un sourire étrange sur les lèvres.
Le brun tira sa chaise à côté de son amant, qui avait déjà aplatit une page et tourné légèrement le livre dans sa direction. Tad plissa les yeux, admirant une nouvelle fois les charmantes courbes des « mots ».
« Je vais t’apprendre à lire. » lâcha Hal avec tout le naturel du monde.
Si bien que Thadée eut l’impression de sentir le monde s’effondrer sur son dos. Apprendre à lire ? Lui ? Mais quelle idée ! Et puis pour quoi faire, après tout ce n’était pas comme si c’était quelque chose d’important, savoir lire ! Il se racla la gorge. Il pouvait essayer, au moins un peu. Pour Hal. Ça avait l’air de lui faire tellement plaisir, et puis jusqu’à preuve du contraire, ce n’était pas une activité dangereuse. N’est-ce pas ? Il déglutit péniblement.
« Pour commencer… » Hal passait son doigt à toute vitesse sur les lignes, semblant chercher quelque chose ; il arrêta sa course sur un symbole composé de deux traits : un long droit, et un couché par-dessus.
« Ça, tu vois, c’est un T. On dit té, comme dans Tadeucz. Thadée, la première lettre, c’est un T. Tu vois, c’est facile. »Faciné, le brun fixait cette nouvelle connaissance noire sur blanc avec grande attention. Son regard se mit à balayer la page sans se retenir, marquant tous les T qu’il trouvait. Il accrocha sur un mot qui en comportait deux. Il lui sembla tout à fait logique de penser que plus le mot possédait de « té », plus ce mot ressemblait à son prénom, Thadée. Bombant légèrement le torse, il prit un air confiant, et pointant le mot du doigt à son tour il s’exclama :
« Ton livre parle de moi ! Ici, y a écrit mon nom, hein ? »Hal se pencha légèrement pour déchiffrer le mot. Puis son regard glissa sur son amant. Son expression se déchirait entre hilarité et consternation. La première l’emporta. Se balançant en arrière sur sa chaise, il dû se tenir les côtes pour ne pas tomber. Tad fronça les sourcils, gêné.
« Quoi ? Y a écrit quoi ? Je me suis trompé ? »Et toujours essayant de ne pas s’effondrer au sol, Hal tendit un bras tremblant vers le chat, qui fixait le vide de sa gamate avec dépit.
« Qu’est-ce qu’il a le chat ? » Thadée dû se résigner à attendre de longues minutes que finisse par passer le fou rire de son compagnon.
« Bon, tu m’expliques ? » il demanda bougon, les mains sur les genoux, et penché sur ce mot comme un savant sur le plus grand des mystères.
Un sourire toujours malicieux aux lèvres, et l’œil humide, Hal hocha la tête.
« Ce n’est pas ton nom, non. Ici, c’est un M, emmeuh, et là un I. Ça fait mi. Tu vois, ça ne commence pas par un T. » Tad hocha la tête en notant dans un coin de son esprit que le T devait se trouver au début du mot pour que cela ressemble à son nom.
« Il y a écrit minette. Tu sais, la femelle du chat. »Thadée laissa ses épaules s’affaisser. Il était presque déçu. Au même moment, un miaulement sonore les rappela à l’ordre : il était temps de manger, ou au moins de nourrir le chat. Hal ravala un petit rire en refermant le livre.
« Ça arrive, le chat. On va te donner. » il tourna la tête vers le brun, leurs regards s’accrochèrent.
« Minette va te donner. »Et il éclata de rire de plus belle.
S’étaient écoulés ainsi bien des jours simples, leur vie commune ne souffrait pas de grands remous et ça leur allait bien. Se chamailler sur des petites choses, c’est déjà bien suffisant. Thadée n’avait plus remis le nez dans le livre. Une fois avait suffi à le convaincre que lire demandait une logique qu’il ne possédait pas. Et puis Hal n’avait pas insisté. Minette, en revanche, c’était resté. Ils l’appelaient comme ça maintenant, comme un jeu entre eux. Ça plaisait à Tad ; il trouvait que ça lui donnait un air plus doux. Et puis quand Hal disait
bonne nuit Minette, je t’aime, il savait que ça gravait de bons souvenirs en lui pour toujours. Comme un mantra. Le temps passait ainsi : Hal chassait, Tad cuisinait et s’occupait du chat, il fabriquait des vêtements avec les peaux des bêtes mangées. Ils dormaient, ils s’aimaient, la journée recommençait. Jusqu’à un matin. Ils s’étaient réveillés, mais pas comme d’habitude. C’était à cause du bruit. Des voix. Qu’ils n’avaient pas entendues depuis presque deux ans.
« Il faut juste en prendre un peu, et on se tire Jose ! »Les deux hommes froncèrent les sourcils en même temps en se regardant l’un l’autre.
« Pourquoi un peu ? C’est chez nous aussi je te ferais dire ! On prend ce qu’on veut. »« Arrête, » répondit une voix excédée,
« ça fait longtemps que c’est plus chez moi en tout cas. On les a abandonnés. L’autre gars est peut-être mort si ça se trouve ! »Il y eu un silence, un peu trop long, pendant lequel ni Hal ni Thadée n’osèrent respirer.
« Tu crois qu’on peut monter ? J’aurais voulu le voir. »La voix de Josefine était devenue douce comme les plumes d’un oiseau. Le cœur de Tad s’était serré en comprenant qu’elle parlait de lui. Lui aussi, il aurait aimé la revoir. Lui demander des explications. Il avait cru qu’elles étaient mortes toutes les deux, le deuil avait été dur, et voilà qu’elles revenaient piller la cabane ? Pourtant, il ne lui en voulait pas. Lui aussi était d’accord avec Josefine : c’était chez elle ici. Après tout, c’était encore sa femme. L’anneau a son doigt sembla soudain peser une tonne. Il déglutit péniblement. Hal ne savait pas. Il délirait encore quand elles avaient disparu. Pourquoi lui parler de Josefine ? Ça n’aurait servi à rien, puisqu’elle était morte. Et puis son amour était sincère. Soudainement, une peur irraisonnée s’empara de lui, le frappant au ventre comme dans un match de boxe. Il ne voulait surtout pas que Josefine et Hal se parlent. Se voient. Se touchent. Il était terrifié de ce que ça pourrait engendrer. Et alors qu’il imaginait un scénario apocalyptique :
« Viens Jose. Zaraël nous attend. »Quelques pas, la porte qui se tire et des échos de voix un moment encore alors qu’elles s’éloignaient. Les garçons relâchèrent leur souffle. Il y avait une tension désagréable qui s’était installée, et Hal se tortilla pour s’extraire du lit.
« Je vais voir ce qu’elles ont pris. » dit-il avec nonchalance.
Et il descendit. Quelques herbes, un couteau, et de la viande sèche. Elles n’étaient que deux, elles n’avaient pas vidé les placards. Minette avait suivi, un peu déboussolé. Il ne savait pas s’il devait expliquer à Hal ce qu’il venait de se passer. Il ne posait pas de question après tout. Il avait dû faire le rapprochement tout seul avec les rares fois où ils avaient évoqué les filles. Pour autant il avait vraiment l’impression de lui devoir une explication. Ça faisait comme une boule dans son ventre. Il se racla la gorge. Hal sembla se tendre, mais continua à fouiller les placards. Il n’avait peut-être pas envie d’entendre les explications. Mais c’était peut-être le moment. Le regard de Thadée glissa sur sa main. Il faisait machinalement tourner le cercle de métal qu’il portait à l’annulaire. Il se demanda si Josefine avait toujours les gants qu’il lui avait faits. Entre ses jambes, le chat zigzaguait et se frottait à ses mollets, surement pour tenter d’obtenir quelque chose à manger. Un petit miaulement peu convaincu le fit soupirer ; le chat s’éloigna pour aller quémander auprès de Hal, qui après tout était toujours beaucoup plus réceptif.
« Il faut que je te dise, Hal… »Le blond souffla. Les mains sur les cuisses, le nez plongé dans un placard, il ne bougea pas d’un pouce.
« A propos des filles. »Du placard, il fut presque collé à Tad en l’espace d’une seconde. Ses yeux brillaient, mais il ne savait pas vraiment si c’était de la colère ou autre chose.
« J’veux pas savoir, Thadée. » il grogna,
« Et de toute manière ça ne me regarde pas. Elles n’ont rien pris d’important. »Le brun fronça les sourcils. Son cœur semblait battre au ralenti, il était presque triste. Avant que son amant ne se soit éloigné, il attrapa sa main, un peu trop fort peut-être.
« S’il te plaît Hal. J’aurais dû te le dire avant. »Il semblait réticent, mais il ne tenta pas de s’échapper de l’emprise de Thadée. Docilement, il se mit à fixer le chat qui tentait désespérément d’attirer l’attention, sans grand succès.
« Je pensais qu’elles étaient mortes toutes les deux, vraiment. »
« Je sais… »
« Je le pensais, mais il faut que tu saches. Josefine et moi, on est mariés. »Et il se mit à faire grincer ses dents pour essayer de se détendre. Hal devant lui n’avait pas bronché. Il haussa seulement les épaules, dégageant sa main d’un geste sec pour s’éloigner.
« Je m’en doutais, Minette. C’est juste que… Tu n’es même pas allé chercher leurs corps. Disons que ça en dit long sur toi. »Tad croisa les bras sur son torse. Il n’était pas certain de savoir comment il devait prendre cette réflexion, et de toute manière il n’était pas certain de vouloir la comprendre tout court. Qu’est-ce qu’il croyait ? Que ça ne l’avait pas dérangé de les savoirs mortes quelque part dans la forêt ? Mais à cette époque, Hal était encore faible et il n’avait tout simplement pas voulu le laisser. Peut-être que finalement, il se souciait plus des vivants que des morts, oui, et alors ? Il ne voyait pas le mal là-dedans, après tout il n’aurait rien pu changer si effectivement il avait retrouvé les corps – qu’il aurait d’ailleurs cherchés pour rien puisqu’elles n’étaient vraisemblablement pas mortes. Un rayon de lumière filtra entre les nuages à ce moment précis, et s’écrasa avec précision sur les yeux de Minette, qui sursauta. Il poussa un juron en fermant rapidement les yeux et se protégeant machinalement le visage de sa main.
« T’as encore oublié tes lunettes. » remarqua Hal.
L’instant d’après, il lui enfilait la monture noire en riant légèrement.
Attention propos vulgaires et scène (très) violente. Il faisait nuit depuis plusieurs heures déjà quand les voix se firent entendre dehors. Thadée était encore penché sur une fourrure à laquelle il tentait de donner une forme, une aiguille coincée entre les dents et ses lunettes retenant ses cheveux sur sa tête. Hal, penché sur son livre, se redressa alarmé par le bruit. Il semblait qu’un petit groupe approchait, ils parlaient fort. Posant un doigt sur ses lèvres, Hal intima le silence à la maisonnée – bien que le chat s’en bâtît royalement les croquettes et poussa un long miaulement aussi inutile que sonore. Hal attrapa sa lance. Il souleva le rideau qui obstruait la visibilité à la fenêtre et plissa les yeux.
« Fais ch… Tad ! Viens par là s’il te plait, je vois rien du tout. »L’interpelé avait déjà planté l’aiguille dans la peau qu’il travaillait, et s’approchait à son tour de la fenêtre. Il s’était douté que Hal l’appellerait. C’est relativement détendu qu’il se planta devant les carreaux sales.
« Alors ? »
« Pourquoi tu chuchotes ? C’est juste un groupe… »
« Juste un groupe ? Ils sont combien Tad, réponds-moi ! »Et avant qu’il ne puisse articuler le moindre mot, la porte vola en éclats. Minette sursauta, Hal le poussa vivement sur le côté et se plaça devant lui, sa lance fermement tenue en protection devant eux. Un homme à la carrure impressionnante entra dans la cabane, marchant sur la porte éclatée au sol.
« Toc, toc. »Un sourire ironique coupait un visage matte et griffé de cicatrices. Un bonnet était largement enfoncé sur ses oreilles, pourtant il ne portait qu’un débardeur et un bermuda. De larges bottes en cuir étaient lacées sur ses mollets. Derrière lui, deux visages familiers, un peu effrayés. Thadée posa une main sur l’épaule de Hal et tenta de faire quelques pas, mais la lance l’empêcha de trop s’avancer.
« Josefine ? Alice ? »
« Ben alors Josie, tu nous présente pas ? » tonna la grosse voix du colosse.
Une jeune femme fluette aux longs cheveux sombres se glissa à l’intérieur. Elle portait un arc long et un carquois bien remplis dans son dos. Elle riva ses yeux dans ceux de son mari et secoua lentement la tête.
« Je suis désolée, Tad. »Alice, plus grande, les cheveux coupés courts et vêtue d’une longue robe entra à son tour. Elle se planta à côté de l’autre, sans oser regarder les garçons.
« Ce que veut dire Josie c’est que j’ai décidé d’agrandir un peu mon terrain, voyez. J’ai pas de soucis avec le fait de vous laisser roupiller tranquilles mais vous allez devoir bosser pour moi. » tout en parlant il reluquait la cabane presque avec admiration, et se frottait les phalanges.
« Vous avez l’air de pas mal vous en sortir, ça devrait pas être trop difficile. Et puis la piaule, je la garde hein. On se sent tout de suite comme chez soi ! »Thadée aurait voulu rétorquer quelque chose, mais Hal le devança. Pas dans les mots mais dans les gestes ; sa lance avait fusé sur le grand type, qui malheureusement la réceptionna avec une facilité déconcertante.
« Merci pour la passe, le chasseur, » il lança en rigolant ; et dans un geste très large – trop large – il fit décrire à l’arme un mouvement circulaire, dont la lame, aiguisée de la veille, trancha sans aucun problème la gorge nue de Josefine qui se trouvait dans sa course. Une violente gerbe de sang gicla en avant, tachant le livre, la fourrure, et les garçons qui regardèrent la scène sans comprendre tout de suite. Le bruit sourd du corps sans vie de la jeune femme s’écrasant sur le plancher lança l’enchaînement de réactions.
« Oh putain de merde ! Josefine ! » hurla Alice en reculant d’un seul coup,
« Josefine ! Merde ! Tu l’as butée putain ! Zaraël espèce de- »« Du calme ! J’ai pas fait exprès, ok ? Y a pas mort d’homme. » Un temps. Il baissa les yeux sur le cadavre encore gigotant à ses pieds.
« Ah ben si, y a mort d’homme. »Hal s’était retourné, la main sur la bouche, prêt à vomir. Tuer un animal, c’était une chose. Voir une gorge se faire trancher, c’en était une autre. Surtout quand c’était clairement de sa faute. Cette fille, là, c’était la femme de Thadée. Qu’est-ce qu’il avait fait,
merde ? Il tourna difficilement la tête vers son amant, espérant croiser son regard. Mais Tad, lèvres serrées, restait passif, planté droit comme un i à fixer le sol. À la fixer, elle.
« La vie c’est comme une bite, ça va, ça vient. Faut t’y faire Alice. Allez, dégage-moi ça, ça va puer après. »« Va te faire foutre Zaraël ! Va bien te faire foutre, c’est de Josefine que tu parles là ! »Le colosse haussa seulement les épaules. Puis dans un nouveau mouvement de lance :
« Bon, toi là, avec tes lunettes. Bouge-moi ça et casse toi. J’ai pas toute la nuit. »Thadée ne bougea toujours pas. Reprenant vaguement son souffle, Hal fit quelques pas vers lui et lui posa une main se voulant réconfortante sur l’épaule. Tad sursauta.
« Laisse, je vais le faire. »Il tourna enfin la tête pour le dévisager. Ses yeux brillaient de larmes qui ne sortaient pas. Qui ne sortiraient peut-être jamais. Hal n’imaginait qu’à peine ce qu’il pouvait ressentir, ou même penser. Pourtant contre toute attente, c’est d’une voix calme qu’il refusa son aide.
« Je peux m’en occuper, Hal. Merci. »Il fit rapidement le tour de la table, attrapant la fourrure au passage. Il s’accroupit à côté du cadavre. Alice faisait les cents pas en ruminant des insultes. Avec une douceur que Hal ne lui connaissait pas, il souleva le corps de Josefine, maintenant tant bien que mal sa tête à moitié détachée, et il quitta la maison. Quand il revint, il s’était écoulé à peine une longue minute. Hal en déduit qu’il avait allongé le corps de sa femme dans la remise. Dans sa main serrée il tenait une paire de gants en cuir fin.
« Viens, Hal. »
« Non, le chasseur reste ici. Toi, tu peux prendre un sac et te barrer. Tu vois, je suis pas un monstre, Alice ! »La jeune femme ne réagit pas, continuant d’arpenter la pièce.
« Thadée… » l’alarme dans la voix de Hal disait
ne me laisse pas, mais ses yeux lui hurlaient de fuir.
Dans une lenteur calculée, il s’approcha de la table où il referma le livre. Il posa les gants dessus. Dans le même élan, il se tourna, attrapa le bras de son amant et le serra contre lui. Tellement fort que le blond eut un instant du mal à respirer. L’étreinte se desserra, finalement, alors que leurs lèvres se pressaient l’une contre l’autre. Le colosse railla quelque chose qu’ils prirent tout deux soin d’ignorer. Un dernier regard, et Thadée se retourna, attrapa le livre et les gants, et sortit sans autre protestation. Il attrapa le sac de chasse de Hal qui trainait près des buches et s’éloigna d’un pas vif. Derrière lui, des flammes rongeait déjà surement l’atelier et la remise. Dans quelques secondes les hommes qui rôdaient autour de la cabane s’en rendraient compte, et ils alerteraient ce Zaraël. Il devait déjà être loin. Tout ce qu’il pouvait espérer, c’était que Hal survive. D’une manière ou d’une autre. Le gros arbre le dissimulerait d’ici un instant. Les dents serrées, il se mit à courir.
◊◈◊
Combien de temps s’était écoulé ? Une semaine, facilement. Peut-être plus mais il avait perdu le compte. Heureusement, le sac de Hal était prêt pour la chasse, il avait assez de viande séchée et d’eau dans la gourde pour survivre quelques jours. Malheureusement, la moitié de ces rations avaient été englouties par le chat qui avait trouvé le moyen pendant l’attaque de se faufiler dans le sac. Tad ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Au moins, il n’était pas seul. La bête marchait docilement à ses côtés, s’éloignait parfois mais revenait toujours. Ce chat savait que la nourriture s’en irait avec Thadée s’il ne suivait pas. Et puis s’occuper de la bête lui évitait de penser. Comment allait Hal ? Est-ce que la cabane avait entièrement brûlé ? Et Josefine…
Mon Dieu, Josefine… Quand il l’avait portée dans la remise, elle avait les gants. Ceux du mariage. Il les gardait précieusement dans une poche intérieure de sa veste. Et le livre de Hal, il l’avait pris aussi. Il l’avait sauvé du feu. Il avait fait tout ça, oui, et pour quel résultat ? Ses yeux fermés aussi fort qu’il pouvait, il titubait désormais sans même savoir si le chat suivait. Toujours tout droit, se cramant de temps à autre la rétine pour vérifier qu’il n’allait pas dans un gouffre. Il marchait sans savoir où il allait, mais lui ce qu’il voulait, c’était trouver des gens. D’autres personnes, pour l’aider. Pour y retourner. Hal, il ne l’abandonnerait pas, pas comme il avait abandonné Josefine. Enfin déjà, il fallait qu’il survive. Et ça, ce n’était pas donné. Le soleil tapait si fort qu’il était totalement aveuglé, et sa tête lui tournait. Il n’était pas certain de tenir jusqu’à la fin de la journée. A ce rythme-là, il aurait bientôt perdu connaissance.
Un jour de plus. Il avait tenu, et il avait passé la nuit. Sans attaque, c’était miraculeux. Dans la forêt, il y avait les serpents. Il y avait les loups. Mais il savait comment s’en protéger. Ici, c’était une autre histoire. Et sa tête qui tournait de plus en plus … Il avait depuis un moment enfourné le chat dans le sac pour le protéger, mais il n’arrêtait pas de lui planter ses griffes dans le dos ce qui était plus que désagréable.
S’il voyait le camp, eux l’avaient vu aussi. C’était sa dernière chance, même s’il ne pouvait pas savoir comment il allait être reçu. Il devait atteindre le camp. Il ne savait pas où il était, ni combien de temps avait passé depuis qu’il marchait. Il avait tenu sur ses réserves, il devait… tenir encore. Le chat avait arrêté de le griffer. Est-ce qu’il allait bien ? Il devait arriver là-bas et tout irait mieux. Pourquoi la terre tournait ?
Il s’effondra.
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Sam 3 Mar 2018 - 1:47
Et puis un vert c'est cool! 
Et bon courage pour la rédaction de ta fiche 
